• A ninon

     




    A Ninon  I




    Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
    Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
    L'amour, vous le savez, cause une peine extrême ;
    C'est un mal sans pitié que vous plaignez vous-même ;

    Peut-être cependant que vous m'en puniriez.




    Si je vous le disais, que six mois de silence
    Cachent de longs tourments et des voeux insensés :
    Ninon, vous êtes fine, et votre insouciance
    Se plaît, comme une fée, à deviner d'avance ;
    Vous me répondriez peut-être : Je le sais.




    Si je vous le disais, qu'une douce folie
    A fait de moi votre ombre, et m'attache à vos pas :
    Un petit air de doute et de mélancolie,
    Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie;
    Peut-être diriez-vous que vous n'y croyez pas.




    Si je vous le disais, que j'emporte dans l'âme
    Jusques aux moindres mots de nos propos du soir :
    Un regard offensé, vous le savez, madame,
    Change deux yeux d'azur en deux éclairs de flamme ;
    Vous me défendriez peut-être de vous voir.




    Si je vous le disais, que chaque nuit je veille,
    Que chaque jour je pleure et je prie à genoux ;
    Ninon, quand vous riez, vous savez qu'une abeille
    Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille ;
    Si je vous le disais, peut-être en ririez-vous.




    Mais vous n'en saurez rien. Je viens, sans rien en dire,
    M'asseoir sous votre lampe et causer avec vous ;
    Votre voix, je l'entends ; votre air, je le respire ;
    Et vous pouvez douter, deviner et sourire,
    Vos yeux ne verront pas de quoi m'être moins doux.




    Je récolte en secret des fleurs mystérieuses :
    Le soir, derrière vous, j'écoute au piano
    Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses,
    Et, dans les tourbillons de nos valses joyeuses,
    Je vous sens, dans mes bras, plier comme un roseau.




    La nuit, quand de si loin le monde nous sépare,
    Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous,
    De mille souvenirs en jaloux je m'empare ;
    Et là, seul devant Dieu, plein d'une joie avare,
    J'ouvre, comme un trésor, mon coeur tout plein de vous.




    J'aime, et je sais répondre avec indifférence ;
    J'aime, et rien ne le dit ; j'aime, et seul je le sais ;
    Et mon secret m'est cher, et chère ma souffrance ;
    Et j'ai fait le serment d'aimer sans espérance,
    Mais non pas sans bonheur ; je vous vois, c'est assez.




    Non, je n'étais pas né pour ce bonheur suprême,
    De mourir dans vos bras et de vivre à vos pieds.
    Tout me le prouve, hélas ! jusqu'à ma douleur même...
    Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
    Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?





    A Ninon  II


    Avec tout votre esprit, la belle indifférente,
    Avec tous vos grands airs de rigueur nonchalante,
    Qui nous font tant de mal et qui vous vont si bien,
    Il n'en est pas moins vrai que vous n'y pouvez rien.




    Il n'en est pas moins vrai que, sans qu'il y paraisse,
    Vous êtes mon idole et ma seule maîtresse ;
    Qu'on n'en aime pas moins pour devoir se cacher,
    Et que vous ne pouvez, Ninon, m'en empêcher.




    Il n'en est pas moins vrai qu'en dépit de vous-même,
    Quand vous dites un mot vous sentez qu'on vous aime,
    Que, malgré vos mépris, on n'en veut pas guérir,
    Et que d'amour de vous, il est doux de souffrir.




    Il n'en est pas moins vrai que, sitôt qu'on vous touche,
    Vous avez beau nous fuir, sensitive farouche,
    On emporte de vous des éclairs de beauté,
    Et que le tourment même est une volupté.




    Soyez bonne ou maligne, orgueilleuse ou coquette,
    Vous avez beau railler et mépriser l'amour,
    Et, comme un diamant qui change de facette,
    Sous mille aspects divers vous montrer tour à tour ;




    Il n'en est pas moins vrai que je vous remercie,
    Que je me trouve heureux, que je vous appartiens,
    Et que, si vous voulez du reste de ma vie,
    Le mal qui vient de vous vaut mieux que tous les biens.




    Je vous dirai quelqu'un qui sait que je vous aime :
    C'est ma Muse, Ninon ; nous avons nos secrets.
    Ma Muse vous ressemble, ou plutôt, c'est vous-même ;
    Pour que je l'aime encor elle vient sous vos traits.




    La nuit, je vois dans l'ombre une pâle auréole,
    Où flottent doucement les contours d'un beau front ;
    Un rêve m'apparaît qui passe et qui s'envole ;
    Les heureux sont les fous : les poètes le sont.




    J'entoure de mes bras une forme légère ;
    J'écoute à mon chevet murmurer une voix ;
    Un bel ange aux yeux noirs sourit à ma misère ;
    Je regarde le ciel, Ninon, et je vous vois ;




    Ô mon unique amour, cette douleur chérie,
    Ne me l'arrachez pas quand j'en devrais mourir !
    Je me tais devant vous ; - quel mal fait ma folie ?
    Ne me plaignez jamais et laissez-moi souffrir.


     








    Alfred de Musset  (1810-1857)





     

  • Commentaires

    1
    Dimanche 16 Juillet 2006 à 00:43
    une autre époque
    c'était une autre époque, et quoiqu'en dise les MLF il n'est pas sûr que les femmes y aient gagné. et puis dans cette sinistre époque constipée et plutôt devenue paranoïaque que libérée par sa prétendue "libération sexuelle" il n'est plus pensable, se qui était alors innocent et naturel, de pouvoir dire: "Et, dans les tourbillons de nos valses joyeuses, Je vous sens, dans mes bras, plier comme un roseau."
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